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Progrès technique et emploi
: des relations complexes.
Pascal Combemale et Arnaud Parienty HS N° 39 - 1° trim 1999 (c) Alternatives Economiques |
De James Steuart à Kaldor en passant par Marx, nombreux sont les économistes à s'être penchés sur les effets du progrès technique sur l'emploi. Sans résultats incontestables.
Un progrès technique, lorsqu'il se traduit par des gains de productivité, peut induire des suppressions d'emplois là où il se produit. Mais il provoque également une baisse des coûts de production, qui rend possible une hausse de la production (par la baisse des prix où la hausse des revenus), donc de l'emploi. La question est de savoir si ceci compense cela.
Des débats anciens.
Pour les classiques, à commencer par James Steuart (1712 -- 1781), « la machine ne peut être introduite dans une manufacture sans précipiter beaucoup de gens dans l'oisiveté ». Cependant, des facteurs de compensation existent : il faut des ouvriers pour produire les machines ; le marché s'étend si les prix diminuent ; de nouvelles activités peuvent apparaître. Le premier facteur est, par définition, insuffisant : s'il fallait autant de travail pour produire les machines que celles-ci en suppriment, leur utilisation ne serait pas rentable. Le deuxième suppose que l'entrepreneur réduise son prix de vente, ce qui n'est pas certain tant que son innovation le place à l'abri de la concurrence. S'il décide de le faire, rien ne dit que les ventes augmenteront assez pour maintenir l'emploi (cela dépendra de l'élasticité - prix de la demande). Quant aux nouvelles activités, elles supposent l'existence de besoin non satisfaits, de revenus pour solvabiliser la demande, et une réallocation de la main-d'oeuvre et des investissements.
Dès lors, les économistes vont se diviser en optimistes et en pessimistes. Les premiers s'appuieront sur la célèbre loi des débouchés de Jean-Baptiste Say (1767 -- 1832), selon laquelle la demande de produits s'ajuste automatiquement à l'offre. D'autres, comme Thomas Robert Malthus (1766 -- 1834) ou Sismondi (1773 -- 1842), sont beaucoup plus pessimistes : il craignent l'insuffisance de la demande, du fait d'un excès d'épargne pour l'un, d'un défaut de revenus pour l'autre. La position de David Ricardo (1772 -- 1123) est intermédiaire : il défend clairement la loi de Jean-Baptiste Say, mais ajoute dans la troisième édition de ses "Principes d'économie politique" (1821) un chapitre embarrassé sur les conséquences de l'introduction des machines, qui peuvent être néfastes pour la classe des travailleurs notamment lorsque les découvertes sont « soudaines ».
Reprenant l'idée que le progrès technique économise d'abord du travail, Karl Marx (1818 -- 1883) en déduit qu'il paupérise les salariés puisque l'augmentation du chômage (« armée industrielle de réserve ») exerce une pression à la baisse sur les salaires. Bien que l'accumulation du capital peut temporairement contrebalancer cette tendance (en augmentant la demande de travail), celle-ci provoque à terme la baisse des profits, par manque de débouchés. C'est l'une des contradictions du capitalisme (et l'antithèse du slogan publicitaire : « le progrès ne vaut que s'il est partagé » !).
Des résultats non tranchés.
À la suite de Marx, la plupart des auteurs vont concentrer leur attention sur la relation entre progrès technique, cycles économiques et emploi. C'est le cas notamment de Joseph A. Schumpeter (1883 -- 1950). Pour lui, les fluctuations économiques de longue période sont dues, pour l'essentiel, à l'irrégularité et à la concentration dans le temps des innovations. Le système économique passe successivement par des phases de faible et de fort investissement, de réorganisation structurelle et d'exploitation des possibilités existantes. Schumpeter estime donc inévitable qu'il y ait du chômage dans les périodes de récession ou de dépression, et refuse logiquement de distinguer entre chômage conjoncturel et chômage technologique. Il suggère que l'état peut pourvoir à l'entretien des chômeurs dans les périodes où c'est nécessaire.
Quant aux modèles de croissance actuelle, ils prennent généralement le plein-emploi comme hypothèses de départ, ce qui règle le problème. Il est vrai que réfléchissant sur la meilleure affectation de ressources supposées rares, l'économie classique, aujourd'hui dominante, s'interdit de penser un monde où le travail est une ressource excédentaire. Quoi qu'il en soit, le progrès technique se manifestant par des effets complexes (selon qu'il s'agit d'une innovation de produits ou de procédé, selon que l'économie de facteurs affecte principalement le travail ou le capital, selon qu'il s'avère qualifiant ou déqualifiant, etc..), les modèles les plus sophistiqués ne parviennent pas à livrer des résultats tranchés.
Une question récurrente.
Une façon de simplifier les termes du débat consiste à s'intéresser à la relation entre croissance, productivité, emploi et durée du travail.
La productivité demeure en effet l'un des maillons principaux de la chaîne causale : si elle augmente plus vite que la croissance, alors l'emploi régresse (sauve baisse de la durée du travail) et le chômage augmente (sauve baisse de la population active). Mais, comme souvent en économie, les relations sont réversibles : si les gains de productivité sont la source principale de la croissance (et de la compétitivité), réciproquement comme l'ont montré Verdoorn (1948), puis Kaldor (1966), la croissance est une source de productivité, parce que l'extension du marché favorise les économies d'échelle, stimule l' investissement, vecteur du progrès technique, et procure les moyens financiers de la recherche.
Si l'on refuse la voie de la croissance extensive (l'emploi étant maintenu grâce à une faible productivité, laquelle implique une faible rémunération), alors le rythme de la croissance intensive devra être d'autant plus élevé qu'il faudra contrebalancer les effets négatifs sur l'emploi d'une forte productivité.
De quoi dépend ce rythme ? De celui de la croissance de la demande, donc des modalités de formation de celle-ci (orientation de la politique économique, importance des transferts sociaux, règles d'indexation des salaires, etc....).
Finalement, on retrouve la question habituelle de l'ajustement entre l'offre et la demande globale. Si l'on s'inscrit dans le prolongement de la loi de Jean-Baptiste Say, dès lors que les marchés fonctionnent sans entraves, la demande n'est pas un problème : un choc de productivité est absorbé par la fluctuation des prix. On peut même ajouter qu'en situation de chômage classique (dû à un salaire réel trop élevé par rapport à la productivité du travail), les gains de productivité favorisent l'emploi (en réduisant l'écart entre salaires et productivité).
Si l'on critique la loi de Say d'un point de vue keynésien, alors la demande, telle que l'anticipent les chefs d'entreprise, va influencer l'affectation des gains de productivité : si les anticipations sont optimistes, la hausse de la production et des revenus sera privilégiée ; si elles sont pessimistes, la défense des parts de marché par la réduction des coûts unitaires risque de jouer au détriment de l'emploi. D'ailleurs, en situation de chômage keynésien, due à une insuffisance de la demande qui vient limiter la production des entreprises, les gains de productivité aggraveront la situation.
Dans les deux perspectives, pourtant incompatibles, la question de l'emploi peut être résolue de deux façons. Du point de vue classique, à la condition de veiller à assurer la flexibilité maximale sur les marchés (par exemple la flexibilité du salaire réel, afin d'éliminer tout chômage involontaire, de telle sorte qu'une réduction éventuelle du nombre d'heures totales du travail, à la suite de gains de productivité, sera interprétée comme un arbitrage en faveur du loisir). Du point de vue keynésien, à la condition que l'état veille à maintenir la demande au niveau requis pour que la croissance de la production de tombe pas en dessous de la croissance de la productivité (l'ajustement résiduel, probablement indispensable, étant réalisé par une politique de redistribution qui favorise la réduction de la durée du travail).
Les économistes éclectiques considèrent que les keynésiens ont raison à court terme (parce que les prix et les salaires sont visqueux) et que les classiques ont raison à long terme (parce que les ajustements de marché ont eu le temps de s'effectuer).